The room

 
 

Sortie de l'hôpital psychiatrique avec la permission du médecin, Élisabeth titube, saisie du vertige de l'air frais qui la grise après le confinement. Elle chancelle devant les kiosques à journaux tapissés de magazines présentant des femmes dénudées et des « people » au sourire Email diamant. Étincelantes sont leurs dents, contrastant avec les déjections, les mégots, les paperasses laissés sur les trottoirs. Retranchés derrière leurs « baladeurs » accrochés aux oreilles, des hommes verts balaient et ramassent cette saleté. La jeune femme regarde la ville qui suinte l'ennui, ce petit réel gris pâle surplombé par un ciel auquel il arrive subitement d'être bleu azur...

On lui a pourtant dit que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, un monde fait de ni trop ni trop peu, une réalité tamisée, filtrée pour la rendre digeste, moins granuleuse, une existence promise au bonheur, soulagée par l'homéopathie, de la grossesse à l'insomnie, tandis que liftings et yoga parviennent à amincir les corps, à éclairer les esprits et à purifier les âmes. On lui a dit encore qu'elle vit dans un pays invincible, fort de ses rois anciens et de ses cathédrales, de ses chevaliers en armures juchés sur des alezans blancs, de ses conquêtes et de ses trophées. Quand passe cette armée des ombres, ne convient-il pas de se mettre au garde à vous? Las! Contrairement à ces affirmations, le monde ne semble guère bien portant.

La jeune « malade », c'est ainsi que les autres la nomment, marche sur les trottoirs de la ville. Un homme la suit, dont elle observe depuis un moment le manège, sa façon de se plonger dans son journal quand elle le regarde, son pas élastique et fuyant. Son corps de jeune femme attire l'homme, sans doute, vous préciseront les indulgents, un de ces êtres, seuls et désenchantés, soumis à leurs phantasmes et qu'il faut comprendre avant de les juger.

Elisabeth entre, pour faire diversion, dans une pâtisserie s'acheter un éclair au chocolat. Elle s'assoit à une petite table et prend le temps de savourer le gâteau. L'homme la regarde à travers la vitrine, fait mine de s'en aller puis revient. Il finira par s'éloigner. Rassurée, la jeune femme reprend sa marche. La ville ressemble à un jeu de cubes. Elle se rappelle les trains de son enfance, filant à grande vitesse avant de s'arrêter dans de semblables cités aux maisons grises et aux places géométriques. Elle y arrivait après avoir traversé des champs, immenses tapis volants ornés de châteaux d'eau , palais féeriques fichés dans la terre grasse.


Elisabeth marche lentement. Malgré son insistance à tout scruter, elle ne comprend rien à ce qu'elle voit, à ce qu'elle entend. Dans les cafés discutent les gens de raison. Ils mettent les points sur les « i » et appellent un chat un chat... Beaux parleurs à l'étroit dans leurs paroles, abimés dans leur impuissance à sentir les caresses et les effleurements. Elle a raison de ne rien dire, ce sont eux qui usent des béquilles du bruit. Ne vont-ils pas se taire à la fin? Écouter le chant du monde, en saisir le rythme et les nuances, en comprendre le mouvement au lieu de s'attarder à la surface des choses?

La jeune malade est perdue. Au mugissement ambiant, au grondement sourd de l'époque, à la frénésie des lucioles attirées par le scintillement de la ville, elle préfère ses émotions ineffables. Mais a-t-elle voix au chapitre? Qui, d'ailleurs, a pu laisser sortir cette incurable, tout juste bonne à finir ses jours entre les quatre murs d'une chambre blanche? Certains spécialistes auto-proclamés la décrivent comme un peu flottante, pas très assurée, déboitée. Comme s'ils en savaient quelque chose...Elle n'a cure de leurs diagnostics en forme de Jugement dernier. Elle s'y retrouve comme cela, c'est ainsi qu'elle aime vivre, murée dans sa chambre d'hôpital, glissant dans le silence, silence toutefois déchiré par les hurlements de l'halluciné de la chambre d'à côté qui croit avoir vu à l'instant Jésus Christ.

Mieux vaut regagner l'hôpital, rentrer dans sa chambre. Elisabeth aime bien sa chambre nue, le lit de fer, la table, la chaise, l'ours en peluche qu'elle prend dans ses bras le soir avant de s'endormir... Vers dix huit heures une femme inconnue lui apportera un plateau repas avec en dessert, toujours, la même compote de pommes trop sucrée. Puis, ce sera la distribution des somnifères, suivie de l'extinction des vociférations des agités de l'esprit. Elle partira vite dans un sommeil, dont elle a l'impression qu'il est mortel. Mourir un peu chaque soir, renaitre le lendemain, si Dieu veut.

Le lendemain, Elisabeth se rend à l'atelier de poterie de l'hôpital, façonne un carré de terre sur lequel elle trace un idéogramme avec pour sous-titre, en lettres majuscules, le simple mot « MONDE »; son monde à elle, bien entendu, rébus indéchiffrable, monde finalement assez robuste, fait de rêves et de silences. Le petit carré une fois cuit, elle le garde. Il ornera sa chambre, sera son seul voyage. Dans ses veines coulent la source de vie, l'onde du mouvement, le flot prêt à jaillir, silencieux et puissant. Dans sa chambre, la patiente se plait à imaginer des arbres qui vibrent, des grillons qui stridulent dans la nuit. Elle vogue sur l'onde du mouvant, équivoque, aux mille sens possibles.


Désormais, Elisabeth tiendra le petit talisman de terre cuite dans sa main. La terre est rugueuse et crisse sous l'ongle. Elle aurait pu choisir de tracer sur la terre le mot « paix », ou encore le mot « beauté », mais non! Le terme « monde » surmonté d'une sorte de hiéroglyphe tout en grâce, c'est exactement cela qu'elle voulait. Élisabeth ne fait jamais rien au hasard.