Mai 1968 ou petite histoire d'un parcours

 
 

Mai 1968, cinquante ans déjà. J’étais alors en deuxième année d’HEC et de Licence en sociologie… à Nanterre. L’ambiance à l’époque était de type prérévolutionnaire. Daniel Cohn Bendit et ses émules me refusaient d’étudier les sociologues non marxistes. J’ai, comme tant d’autres, participé aux évènements du Quartier latin. Dans la nuit du 3 mai, après avoir assisté à une représentation de la pièce Les Héritiers près de la Sorbonne, j’ai regagné le campus d’HEC à Jouy en Josas. Avec un camarade, aujourd’hui décédé, nous avons rédigé un tract, l’avons ronéoté avec les moyens du bord puis distribué à l’aube dans les boites aux lettres de tous les élèves. C’était un appel à la révolte. Le tract était signé.

Je me souviens de la « prise de l’Odéon », comme si c’était hier. Inutile d’en développer les thèmes, ils sont dans les mémoires : lutte contre l’autoritarisme, le conservatisme culturel, la répression sous ses diverses formes, les inégalités sociales. Un soir, j’ai reçu une grenade lacrymogène en plein visage. On m’a transporté à un poste de secours en bas de la rue Saint Jacques, puis à l’hôpital où l’on m’a « recousu ». Mon parcours de manifestant s’est quelque peu ralenti par la suite. Je n’étais plus en mesure d’aller défiler dans les rues. J’en ai profité pour repeindre une vieille calèche qui moisissait dans le garage de la maison de mes parents, puis pour entreprendre un voyage d’études au Japon.

A la rentrée 1968, j’ai adhéré au PSU. Je ne me rappelle plus la date exacte mais je me souviens de longues réunions de section à Meudon où j’avais peine à prendre la parole sur des sujets tels que la condition ouvrière dont j’ignorais tout. La création d’une section PSU à HEC, forte d’un noyau de militants, m’a valu nombre d’insultes sur un campus en grande partie réactionnaire. Les maoïstes, bardés de certitudes dogmatiques, nous considéraient comme des Chrétiens de gauche, c’est-à-dire comme des révolutionnaires à l’eau tiède.

En juin 1969, je suis sorti d’HEC, terminant en même temps une Maitrise de sociologie à Nanterre. Je suis ensuite parti comme coopérant, auprès de la Banque Centrale de Tunisie. Sur place, j’ai commencé à rédiger ma thèse de Doctorat de sociologie que je devais soutenir deux ans plus tard. Toujours membre du PSU, j’ai fait parvenir à Tribune Socialiste, par la poste, plusieurs articles sous un pseudonyme, décrivant la situation de la répression sous le régime de Bourguiba.

A mon retour en France, j’ai continué à militer au PSU. Je suis devenu Rédacteur au service économique du Journal Le Monde. Mes articles de l’époque étaient en général « engagés ». M’occupant d’agriculture, j’ai enquêté sur les paysans-travailleurs, l’agriculture biologique naissante et les microréalisations africaines. Mes positions assez hostiles aux lobbies agro-industriels m’ont valu quelques ennuis avec la FNSEA de l’époque.

J’ai quitté Le Monde en septembre 1973. Le Laos était ravagé alors par la guerre d’Indochine. J’y ai passé deux ans à m’occuper des programmes humanitaires de l’UNICEF, sans retour en France, dans des conditions de travail difficiles. Fin 1975, j’ai quitté le pays à la suite de la prise en main du pays par les Pathet Lao communistes. Plusieurs de mes interlocuteurs laotiens ont été arrêtés et envoyés dans des villages dits de rééducation. Le Ministre de la santé, que je connaissais bien, s’est enfui. Je l’ai retrouvé quelques années plus tard tenant un petit restaurant dans le 13ème arrondissement de Paris. Mon assistante au bureau, de l’ethnie Thaidam, a disparu du jour au lendemain. Je ne l’ai plus jamais revue. De cette époque date sans aucun doute mon aversion définitive pour les idéologies délirantes et les systèmes totalitaires de tous bords. Je suis ensuite parti un an en Afrique avant de rentrer en France et d’essayer de retomber sur mes pieds sur le plan psychologique. Cela m’a pris plusieurs années.

Créer ma propre affaire a été plus tard source de grandes satisfactions. A partir de 1986, et pendant vingt-huit ans, j’ai pratiqué mon métier de consultant en management RH, en France mais aussi, j’y tenais absolument, auprès de gouvernements africains. Parallèlement, je me suis affilié temporairement à des cercles humanistes ou antiracistes (Grand Orient, Licra), que j’ai fini par quitter.

Dire que ces options successives découlent exclusivement de Mai 1968 serait excessif et réducteur. Mon attirance pour l’aventure, la découverte et les voyages doit davantage au scoutisme, que j’ai intensément pratiqué durant mon adolescence, à l’année que j’ai passée après mon bac comme boursier AFS dans un Etat raciste des Etats-Unis, et enfin à mes séjours opérationnels en Asie et en Afrique.

Que reste-t-il de 1968 ? Je n’ai pas, pour ma part, la sensation d’avoir rendu le monde meilleur. Ceux de ma génération, dont je suis, ont souvent confondu libération et individualisme, parole et action, amour et désir. Certains ont rompu le pacte républicain pour cultiver leur identité communautaire, religieuse ou régionale, c’est-à-dire un « entre soi » porteur des pires fractures. La fréquentation de divers milieux m’en a fait faire, parfois, la dure expérience. Heureusement, des cercles plus ouverts que d’autres sont de nature à donner courage.

En cinquante ans, j’ai essuyé des échecs et remporté de modestes combats. Une chose est sûre à mes yeux : On est ce qu’on devient. Certains affirment l’inverse mais je n’y crois pas trop. La vie vous forge et vous met à l’épreuve. Ce ne sont pas la naissance, l’origine, le milieu d’appartenance qui causent ce que vous faites. Avec ce genre d’explications, tous les enfants de pianistes seraient pianistes, les fils d’épiciers épiciers et au sein d’une fratrie chacun connaitrait le même destin. Ce credo facile nous joue évidemment un mauvais tour. Nous ne sommes ni des poupées qu’une clef parentale suffirait à remonter, ni des victimes définitives du destin. Le chaos et le hasard ne se réduisent pas au simplisme d’un quelconque déterminisme. Le rationnel s’efface devant l’irrationnel et Dieu sait qu’il échoue le plus souvent à donner sens à la vie.

Aujourd’hui, inspiré par Simone Veil que j’admire tant, je me définis comme un progressiste de droite. A vrai dire cet étiquetage approximatif ne signifie pas grand-chose. A mon aspiration à une meilleure répartition des richesses, à la réduction des inégalités, à la lutte contre le racisme, s’ajoute désormais l’envie de mieux défendre la nature. Quoi qu’il en soit de l’état du monde, je crois au travail, à l’initiative, à l’effort de rectifier ce qui, en nous, sonne faux ou va de travers. La démarche occupe désormais la plus grande part de mes journées. Se confronter à soi n’est pas une mince affaire, l’exercice demande entêtement et obstination. L’on revient toujours à la manifestation d’une volonté. Celle-ci n’est pas obligatoire. Le droit de se fuir est permis aussi.

L’écriture a pris le relais d’engagements antérieurs. Travail du matin, promenade l’après-midi, piano en soirée, les choses se tiennent. Elles seraient vaines si je les cachais comme des pièces d’or sous un matelas. Chaque livre revient à rédiger une lettre à l’Autre, inconnu ou ami. Je lui adresse, avec mes mots, des messages d’empathie et peut-être d’amour, une façon de lui venir en aide, de lui rappeler qu’il n’est pas, qu’il n’est jamais seul.

J’écris depuis la mi-temps de ma vie, avec patience, quasiment tous les jours. Cela aide à devenir plus lucide, plus serein, plus humble. Aller en paix, dans mon cas, ne va pas de soi. Paradoxe, j’ai presque toujours refusé de poser des mots sur mes propres tourments et joies, d’exhiber tout ou partie de mon histoire personnelle. Mes lecteurs ne sont donc pas près d’apprendre mon goût pour le miel du Gâtinais, le chagrin consécutif à la perte de Lily, mon épouse chinoise, ou encore l’arrestation de ma grand-mère juive par la police française et son internement à Drancy.

J’ai préféré créer des personnages, me glisser en eux, souffrir ou me réjouir à leurs côtés, raconter leurs histoires, histoires d’exil le plus souvent, affirmer que le lointain et le différent valent autant que le proche et le semblable. A mettre mes pas dans les leurs, je me suis attaché à l’apatride russe, à l’exilé vietnamien, au réfugié espagnol, au Juif de Harbin ou à celui de Lodz.

Ecrire et vivre ne font qu’un projet. Les voyages sont des « pré-textes ». Emotions et idées en découlent. Rencontres improbables, ascensions en montagne, marches lointaines servent à s’imprégner de la mémoire des lieux, à exhumer des souvenirs anciens, à rechercher des temps perdus en fouillant des archives ou en lisant les livres des autres. Le Vietnam, la Russie, l’Espagne, la Chine, la Pologne recèlent autant de beautés que la France. Elle n’en manque pas non plus. En écrivant, j’ai renoncé à errer, à m’absenter du monde. J’y retourne tous les jours, augmenté d’une sagesse, d’une candeur, d’une tendresse accrue pour la vie. Cela prend du temps. Parfois, le curseur identité-relation se dérègle en permanence si l’on n’y prend pas garde. De même que l’invisible prolonge le visible, le sens se dévoile au-delà de l’absurde. Il s’arrache toujours au prix d’une certaine souffrance. Le style y contribue. Deux ou trois phrases qui sonnent justes, un paragraphe qui tient debout m’aident à trouver chaque journée moins ennuyeuse, plus riche, plus lumineuse.

Ce n’est pas que j’aime tant les mots, ces pis-aller qui se glissent sous la plume. Les mots ne livrent pas toute la vérité. A la limite, ils ne signifient rien. Le sens en est souvent caché. Il faut même parfois s’en méfier car leur élan nous emporte et nous fait dire autre chose que ce que nous avons voulu dire. Je me sers néanmoins de ces coquilles pour emballer mes rêves, mes idées, mes émotions. Si certaines sont jolies, c’est aussi une question de relief sonore. Je serais bien tenté de substituer aux mots des notes, de cesser de signifier pour seulement suggérer, de ne plus penser pour seulement sentir.

Mes livres sont placés sous l’ombre tutélaire de génies de la musique, Haydn, Schubert, Ravel ou d’autres. Dire tout autrement, un fantasme hélas ! Si la musique aide à vivre, si elle décore à merveille le temps et le rend plus léger au point d’inviter à chanter, danser ou siffloter, si elle procure d’immenses joies, elle n’est pas pour autant un langage. Je lui emprunte ce qui fait sa beauté, le rythme, la nuance, le tempo. J’allais oublier l’essentiel, le silence qui se glisse entre les notes. Oui, faute d’écrire en musique, j’essaie d’écrire musicalement. C’est un engagement comme un autre. Je ne pense pas avoir perdu mon âme de rebelle. Bien au contraire. Mai 68 y est peut-être pour quelque chose.