Pourquoi écrire?

 
 

On est ce qu’on devient. Certains affirment l’inverse mais je n’y crois pas trop. La vie vous forge et vous met à l’épreuve. Ce ne sont pas la naissance, l’origine de chacun, le milieu d’appartenance qui causent ce que vous faites. Avec ce genre d’explications, tous les enfants de pianistes seraient pianistes, les fils d’épiciers épiciers et au sein d’une fratrie chacun connaitrait le même destin. Ce credo facile nous joue évidemment un mauvais tour. Nous ne sommes ni des poupées qu’une clef parentale suffirait à remonter, ni des victimes définitives du destin. Le chaos et le hasard ne se réduisent pas au simplisme d’un quelconque déterminisme. Le rationnel s’efface devant l’irrationnel et Dieu sait qu’il échoue le plus souvent à donner sens à la vie.

Quoi qu’il en soit de l’état du monde, le pouvoir de rectifier ce qui, en moi-même, va de travers occupe la plus grande part de mes journées. On peut aussi nommer cela courage, constance, conviction, on en revient toujours à la manifestation d’une volonté. J’écris donc. Avec patience, tous les jours. Se confronter à soi-même n’est pas une mince affaire. D’autres remettent cela à plus tard, préférant le futile, le farniente, la distraction divertissante. On a toujours le droit de se fuir, c’est permis.

Depuis la mi-temps de ma vie, j’écris pour ne pas sombrer. J’écris pour devenir plus heureux, plus serein, plus humble, bref aller en paix ce qui dans mon cas ne va pas de soi. Paradoxe, j’ai toujours refusé de poser des mots sur mes tourments et mes joies, d’exhiber tout ou partie de moi-même, d’attendrir quiconque par le récit de ma tragique histoire familiale. Mes lecteurs ne sont donc pas près d’apprendre de moi mon goût pour le miel du Gâtinais, le chagrin consécutif à la perte de mon épouse chinoise ou encore l’arrestation de ma grand-mère juive par la police française et son internement à Drancy. J’ai préféré créer des personnages, me glisser en eux, souffrir et me réjouir à leurs côtés, raconter leur histoire, histoires d’exil le plus souvent, placer mes livres sous l’ombre tutélaire de génies de la musique, Haydn, Schubert ou d’autres, affirmer que le lointain et le différent valent autant que le proche et le semblable.

Le Vietnam, la Russie, l’Espagne, la Chine, la Pologne recèlent autant de beautés que la France. Elle n’en manque pas non plus, il est vrai. Je voyage pour m’imprégner de la mémoire de ces lieux, j’exhume des archives pour déchiffrer des souvenirs anciens, je recherche des temps perdus en lisant les livres des autres. En écrivant, je renonce à errer, je m’absente du monde pour y retourner, augmenté d’une sagesse, d’une candeur, d’une tendresse accrue devant la vie. Cela prend du temps. Le sens s’arrache toujours au prix d’une certaine souffrance. De même que l’invisible prolonge le visible, le sens se dévoile au-delà de l’absurde. Le style y contribue. Deux ou trois phrases qui sonnent justes, un paragraphe qui tient debout m’aident à trouver chaque journée moins ennuyeuse, plus riche, plus lumineuse.

Ecrire et vivre ne font plus qu’un projet grâce auquel émotions et idées s’enchainent sous l’effet de rencontres improbables, d’ascensions en montagne et de marches lointaines. Ecriture du matin, promenade l’après-midi, piano en soirée, les choses se tiennent. Elles seraient vaines si je les gardais pour moi, comme des pièces d’or cachées sous un matelas. Chaque livre revient à rédiger une lettre à l’Autre, ou aux autres. Je leur adresse, avec mes mots, des messages d’empathie et peut-être d’amour, ma façon de leur venir en aide, de leur rappeler qu’ils ne sont pas seuls.

Ce n’est pas que j’aime tant les mots. Ce sont des pis-aller, mais je n’ai rien d’autre à mettre sous ma plume. Ils ne livrent pas toute la vérité. A la limite, ils ne signifient rien car le sens en est toujours caché. Il faut même parfois se méfier car ils nous emportent de leur élan et nous font dire autre chose que ce que nous avons voulu dire. Je me sers de ces coquilles pour emballer mes rêves, mes idées, mes émotions. Certaines sont jolies, d’autres plutôt laides car sans relief sonore.

A ce propos, je serais bien tenté de substituer aux mots des notes de musique, de cesser de signifier pour seulement suggérer, de ne plus penser pour seulement sentir. Dire tout autrement, un fantasme hélas ! Si la musique aide à vivre, si elle décore à merveille le temps et le rend plus léger au point de m’inviter à chanter, danser ou siffloter, si elle me procure d’immenses joies, elle n’est pas pour autant un langage. Alors, je lui emprunte ce qui fait sa beauté, le rythme, la nuance, le tempo. J’allais oublier l’essentiel, le silence qui se glisse entre les notes et me fait pleurer. Oui, faute d’écrire en musique, j’écris musicalement.