Le marchand de journaux

 
 

A l'aurore, Gabriel ouvre son kiosque, met en place les quotidiens qui viennent d'arriver, accueille les premiers clients pressés d'acheter leur journal avant de s'engouffrer dans le métro. « Bonjour! ...Et voilà qui font dix...Merci!...Fichu temps aujourd'hui...Eh oui, mon pauvre monsieur, tout augmente....Allez, bonne journée! » A l'heure creuse, il remet les piles en place, ficelle des paquets d'invendus, fait sa caisse. Puis il court au bistrot d'à côté et commande un café, qu'il sirote en feuilletant une revue. Sa seule pause de la matinée.

Né à Meknès, Gabriel est exclu de son lycée aux motifs qu'il lit pendant les cours et « rêve en classe ». Exclu mais premier en français et déjà passionné de littérature, de mots, de phrases, de récits. Débarqué en France, il poursuit quelques études de sociologie -à l'époque la discipline connait un engouement paradoxal, elle n'offre que de rares débouchés-. Meknès lui manque, les vendeurs de galettes qui déambulent avec leurs carrioles sur les places, les fillettes aux pieds nus et au regard brillant, tirant leur petit frère par la main, les vieillards assis sur des bancs de pierre et refaisant le monde avec force gestes, les minarets peints en vert et blanc, les marqueteries de mosaïques apposées sur les parois des hammams, les portes en bois sombre dont les linteaux arqués soutiennent les tympans si finement sculptés qu'on les croirait fragiles, les margelles sur lesquelles s'assoient nonchalamment de jeunes gens désœuvrés. Lui font aussi défaut les senteurs d'épices dans les souks, les bassines remplies d'olives nageant dans l'huile, les boucheries envahies de mouches, les pâtisseries poisseuses au miel...

Alors, pour s'évader, Gabriel lit tout ce qui lui passe dans les mains, des romans de gare comme du Camus, du Colette, du Gide. Un jour, il achètera le début de la Recherche du Temps perdu. Il n'a jamais lu Proust; sa phrase le rebute de prime abord, mais il persiste et finira par lire toute l'œuvre. Il lira aussi Céline et Yourcenar aussi éloignés, juge-t-il, par le style que proches par le talent. Il aimerait faire comme eux, écrire à son tour, enrage de ne le pouvoir. Puis, il se jette à l'eau. Ses premières pages sont auto-biographiques, comme il se doit. Il faut bien, comme l'on dit, faire ses gammes, ajuster ses pensées et surtout purger son âme. Le père acariâtre, souvent blessant, la mère absente, pas très caressante, le mutisme adolescent qui passait pour de l'arrogance, les proches si lointains qu'ils vous poussent à gagner d'autres rives. « Autobiographique, ton texte, mon pauvre Gabriel! », assèneront avec condescendance ses premiers lecteurs, des « amis » toujours prêts à faire des crocs en jambe et reléguant tout ennemi au rang d'allié bienveillant! « Et alors, se dit le « pauvre » Gabriel, où est-elle la honte à écrire sur soi? Que sont ces fausses pudeurs à une époque où tout est mis à nu, photographié et« pornographié »? Il me faut bien commencer par peindre ma réalité perçue, ressentie, éprouvée, regarder mon existence à travers mon propre prisme, un alliage particulier de bonheur et de souffrance, partir de l'absurde de ce monde pour le métamorphoser en une espérance propre à donner son sens à l'œuvre, sinon à la vie. »

Envers et contre tous, Gabriel ne s'arrêtera pas d'écrire. Un proverbe chinois lui apprend qu'il est facile de chevaucher le tigre mais difficile d'en descendre. Plus tard, beaucoup plus tard, tout en vendant ses journaux tous les matins que Dieu fait, il s'enhardira à inventer des personnages de synthèse, investis de phantasmes, d'angoisses, d'opinions qui ne seront pas forcément les siens, mais pourront l'être à l'occasion. Il nouera autour d'eux d'imaginaires intrigues, laissera leur place à l'équivoque, à l'ineffable, à la suggestion. Dans ses textes, il fera vibrer des musiques arabes, les placera tantôt sous un pan de ciel bleu, tantôt sous une voie d'étoiles, les parfumera d'embruns et de muscs. Il les enrichira d'errances à la manière d'un Jack Kerouac, qui passa la majeure partie de sa vie partagé entre les grands espaces américains et l'appartement de sa mère et éprouva de profondes difficultés à trouver sa place dans le monde. Gabriel éprouvait de l'estime pour Kerouac, pour ses écrits, sa volonté de se libérer des conventions sociales étouffantes de son époque, de donner un sens à son existence grâce à une frénésie de voyages que lui-même ne pourrait sans doute jamais s'autoriser. Son voyage consistait à se rendre tous les matins, à l'aube, à son kiosque.

Les années passent. Gabriel s'imagine déjà en écrivain solitaire, voué à ces travaux secrets que d'aucuns laissent dormir dans un tiroir -comme une coupable liaison d'alcôve, qu'on aime pas révéler à son entourage, avec une femme de mauvaise vie-; à ces écrits que la famille retrouve au décès, couverts d'une fine poussière, avec un commentaire du genre: « on ne savait pas... c'est dommage...il n'écrivait pas si mal... » Oui, il n'écrivait pas si mal le pauvre Gabriel, pas mal du tout même, fût-ce au prix d'un travail semblable à celui du menuisier maniant son rabot et décidant de conserver ou d'éliminer telle fibre ou tel angle. Un premier roman naîtra. Un ami le lira qui l'encouragera à l'adresser à des maisons d'édition. Gabriel s'acquittera de la tâche sans entrain.

Un jour, il reçoit un appel, son livre est « pris ». O bonheur! Le roman connait le succès. D'autres suivront, toujours plus appréciés par la critique. Un prix littéraire le fera connaître du grand public. Désormais, derrière les journaux et magazines, Gabriel cache un carton rempli de livres. Les siens. Il les propose aux habitués du kiosque, ceux du moins qui connaissent sa double vie

Un inconnu, après avoir acheté son journal, le questionne:

-Au fait, vous n'auriez pas par hasard le dernier prix de X? Il paraît que c'est formidable...il doit avoir un sacré talent ce type-là...dommage que je ne puisse pas lui demander une dédicace.

- Oui, je dois l'avoir.

Et Gabriel de sortir le livre de son carton. L'inconnu paie et s'en va sans même l'avoir regardé. Gabriel va chercher son café et fait sa pause. Après, il lui faudra ficeler les invendus de la veille. Il aime, le matin, les « Allez, bonne journée! » des clients pressés, l'odeur de l'encre des journaux et, en hiver, ses mitaines qui le protègent du froid. Il gardera pour l'après midi la recherche des mots, le cisellement des phrases et l'invention des intrigues. L'inverse eût été préférable, car il est plus inspiré au lever du jour, quand tout semble possible, y compris le rachat des êtres humains par la seule panacée qui vaille, à savoir la magie des lettres. Quoi qu'il en soit, Gabriel restera un marchand de journaux écrivain.