Pierre artiste peintre

 
 

Pierre s'est levé de bonne humeur ce matin. Le temps est au beau. Il a décidé d'aller planter son chevalet au Bois de Boulogne. Pierre est peintre, un peintre du dimanche, peut-être, mais un amateur passionné de couleurs et de contrastes, un chercheur en mélanges, un apothicaire du pigment.Il croise dans la rue des passants, leur téléphone portable plaqué contre leur joue comme ces gants remplis de glace que les gens appliquaient autrefois en cas de rage dentaire. Il fait soleil, mais ces passants-là ne semblent guère détendus.

Au Bois de Boulogne, les pêcheurs immobiles sont postés au bord du lac et offrent leurs silhouettes aux tableaux des petits maîtres déjà affairés à les camper. Les avions passent très haut dans le ciel bleu, qu'ils sectionnent en deux d'une rayure blanche. Une pagode, dont le miroitement irisé est plus lumineux que l'édifice lui-même, se reflète dans l'eau verdâtre. Les canards profitent du soleil montant et négligent de chercher leur nourriture, tandis qu'un chien errant croit débusquer dans quelque trou un imaginaire gibier. Après mûre réflexion, Pierre pose son chevalet en un endroit précis. Pour être propice à la peinture, le point de vue doit être joli, l'angle riche en perspectives, la lumière suffisamment oblique pour aviver les couleurs. De bon cœur, il se met à l'ouvrage. L'esquisse prend forme, puis viennent les premières touches. Pierre prend son temps.

Il convient d'éviter de donner au lac des allures de mare aux canards endormie ou d'océan rebelle. Doit-il représenter le moindre clapotis ou lisser la surface de l'eau, accentuer le mobile au détriment du figé? Forcer le trait ou au contraire le retenir? Comment rendre cette eau que ride sans cesse le vent? Pierre hésite, ne sait quel parti prendre. La toile est colorée par endroits de teintes vives et hardies mais il en est d'autres tout en gris et vert sombres. Notre homme poursuit sa tâche sans relâche. Dès la tombée du jour, l'eau légère du matin s'est étrangement alourdie, tandis que des arbres encore jeunes se muent en un instant en chênes centenaires. La nuit passe et le jour qui suit la nuit. Il est bien difficile, murmure-t-il dans un soupir, de représenter le réel... Ce lac banal est finalement impossible à peindre.

Sa toile inachevée sous le bras, Pierre rentre chez lui au soir du second jour. Il ne retournera plus au Bois de Boulogne, sauf, peut-être, pour y promener son chien. Il ne juge son travail ni véritablement beau, ni franchement laid. Les jours suivants, il fait le tour des pièces. Il décide que sa prochaine toile figurera une cafetière en argent posée sur la table en bois de la salle à manger. Du solide, pense-t-il, cet objet-là sera facile à camper. Las! Ce diable de récipient change de forme selon l'heure de la journée, rendu tantôt oblong, tantôt écrasé sur ses pieds par la lumière qui filtre à travers les rideaux. Et il n'est pas un reflet qui ne reste identique, de sorte que l'argent vif peut en un rien de temps virer au plomb le plus sombre, sous l'effet de ces différences d'éclairage qui, subitement, rendent sa nappe plus blanche et étincelants les miroirs de son salon.

Pierre est désespéré. Sa peinture ne parvient à rien traduire. Autant abandonner... Il lui faudrait trouver un art qui rende mieux compte de la mobilité et du mouvant La musique peut-être? Un savant musicologue lui a expliqué un jour qu'elle était dans le temps, que le temps était en elle, autrement dit que temps et musique étaient voués l'un à l'autre. Propos propres à attirer un esprit comme le sien, obsédé par l'altération constante du réel. Seulement voilà: Pierre n'entend rien à la musique, il a arrêté le piano depuis longtemps et ne fait qu'écouter en rêvant des CD de Frédéric Chopin.

Certains peuples d'Afrique, depuis le fond des âges, pigmentent leur corps. Les hommes de l'Omo sont des génies de la peinture. Ils ont fait de leurs corps immenses des toiles vivantes. La force de leur art tient en trois mots: main, vitesse, liberté. Ils dessinent mains ouvertes, de l'extrémité des ongles, avec un morceau de bois, un roseau, une tige écrasée. Leurs gestes vifs, rapides, spontanés ne sont pas sans rappeler les maîtres de l'Action painting. Leurs mains plongent dans la matière disponible et en quelques instants, en quelques gestes, sur leurs poitrines, leurs seins, leurs pubis, leurs jambes naissent des Pollock, des Klee, des Picasso. Ils ont pris leur corps comme support et l'ont poétisé. Plaisir de se décorer, d'être beau, de séduire. La beauté, surgie sous leurs doigts, vit sur ce support en mouvement.

Pourquoi représenter? Au lieu de se peindre le corps, Pierre étendra la couleur directement sur son âme. Il peindra des cafetières à douze pieds et sept becs verseurs, des canards aux plumes de paon et des poules volantes. Il peindra aussi des torrents intérieurs, des cascades coulant du bas vers le haut, des étoiles posées sur l'eau, des soleils de nuit, des déserts dans lesquels le silence tiendra lieu de fond sonore. Une telle peinture sera, certes, fictive, irréelle. Personne ne verra jamais cette beauté intérieure, sauf, peut-être, à travers ses yeux. Pourquoi, dès lors, prendre les autres à témoin? On finit toujours par mourir de leur regard manqué. Mieux vaut rentrer en soi-même, se séduire en secret, mûrir.

Pierre a renoncé à son art, mis un terme aux cours de peinture, à la visite des musées, à la lecture des traités d'esthétique, à l'étude des styles et des manières. Cela est bien ainsi. Un jour, peut-être, il sera un grand artiste de la peinture sur âme. Personne n'en saura rien.