Le Cygne de Saigon aux Mardis littéraires de Paris

 
 

Mardis littéraires de Jean Lou Guérin.

Le 15 décembre 2009, je suis invité à présenter "Le cygne de Saigon" au Mardi littéraire de M. Jean Lou Guérin en présence de Pierre Tripier et d'Emmanuel Le Vagueresse. Ces deux amis universitaires présentent le livre d'un point de vue historique et littéraire et en citent certains passages. Mon amie Arlette Vidal-Naquet m'apporte son aide pour organiser la manifestation.

Pierre Tripier

Outre les qualités d'écriture et de récit, c'est le moraliste, plutôt du côté de Montaigne et Pascal que de La Rochefoucauld, qui m'a intéressé dans Le Cygne de Saigon.

Il me semble que, mine de rien Rémi nous invite à une réflexion profonde sur l'ivresse corruptrice du pouvoir. Ce en quoi il se met en continuité avec les plus grands penseurs du politique de tous les temps : par exemple du chapitre 12 des Entretiens de Confucius*, des chapitres 17 et 18 du livre un des Discorsi (Discours sur la première Décade de Tite Live) de Machiavel**

Mais aussi , bien sûr le Ruy Blas de Victor Hugo.

Remi nous amène de plus à penser une variété de cette ivresse : celle des gens qui veulent faire le bien du peuple malgré lui. Et ici, comment ne pas penser à Orwell, son Eloge de la Catalogne que Ken Loach a filmé sous le titre Bread and Roses, ou au Carnaval des Animaux, belle fable sur cette ivresse particulière qui s'empare du révolutionnaire.

Enfin, last but not least, c'est en se regardant soi-même, en prenant ses distances vis-à-vis de ses illusions angéliques de changer le monde, que son protagoniste Eric arrive à nous toucher, autant que sa recherche désespérée mais décidée et persévérante de la charmante Xuan.

*Dans ce chapitre Confucius est interrogé sur la vertu suprême du monarque. Le Maître Kong dit : « En public, comportez-vous comme si vous étiez un devant un visiteur important. Dirigez le peuple comme si vous célébriez une grande cérémonie. N'imposez pas aux gens ce dont vous ne voudriez pas pour vous-même » Plus loin : « Gouverner est synonyme de droiture. Si vous menez droit, qui osera ne pas marcher droit ? »

2 Les chapitres XVII et XVIII du livre 1 des Discorsi ont des titres qui parlent pour eux-mêmes : 1 XVII : Devenu libre, un peuple corrompu peut très difficilement conserver sa liberté ; 1 XVIII : De quelle manière, dans les cités corrompues, on peut maintenir un régime libre, s'il s'y trouve, ou s'il ne se trouve pas, l'organiser

Emmanuel Le Vagueresse

Merci d'être venus dans ce Café de la Mairie de la Place Saint-Sulpice qui est un des hauts lieux de la littérature à Saint-Germain-des-Près, puisque Georges Perec y a écrit plusieurs de ses romans, que Pierre Seghers y a fondé avec Roger Dadoun la Société des Amis de Robert Desnos, et avec François Caradec la Société Raymond-Roussel. Je vais vous présenter en quelques mots Remi Huppert et son œuvre.

Remi Huppert est né à Paris, il est consultant depuis 1986, après plusieurs activités, beaucoup à l'étranger, qui apparaissent souvent dans ses romans : journaliste ou humanitaire, par exemple, mais pour moi, surtout, il est écrivain. Diplômé d'HEC et docteur en sociologie avec une thèse sur les « Origines et attitudes de chefs d'entreprises industrielles dans un pays sous-développé [avec l']exemple de la Tunisie », dirigée par Pierre Marthelot et soutenue à l'Ecole Pratique des Hautes Etudes en 1971, il est donc consultant en management et effectue des missions de conseil pour le compte de la Banque Mondiale et de l'Union Européenne, principalement en Afrique. Il est aussi appelé pour des missions internationales de conseil, dans les pays dits « émergents ». Il connaît une bonne cinquantaine de pays d'Europe, d'Afrique, d'Amérique et d'Asie, ce qui transparaît, là aussi, dans ses romans, où les descriptions ne semblent jamais sortir de la consultation d'un atlas ou d'une projection de « Connaissance du Monde ».

Car Remi est aussi – et d'abord, ai-je envie de dire – un écrivain. Dans ses essais, d'abord, il veut transmettre son expérience en mettant en valeur, je cite « les notions de légitimité et d'attitude sous-jacentes aux comportements techniques et aux discours » de management. Cela paraît compliqué, mais cela consiste en fait à combiner de façon équitable et équilibrée diverses attitudes convergentes, comme : le courage, la confiance, le calme, la conviction, la constance, par exemple. Et, ce, pour asseoir cette légitimité, elle-même, je cite à nouveau « porteuse de sens pour [tous] les collaborateurs d'une organisation », quelle qu'elle soit. Mais ses essais tissent aussi des liens plus originaux entre le monde du management et celui de la philosophie ou de la musique, car Remi est aussi un homme de musique, et pas seulement de parole(s).

Il joue du piano, et ses personnages aussi, parfois, ou bien réfléchissent sur ce que la musique apporte comme beauté à leur existence. A cet égard, le travail de réflexion du Remi essayiste intègre la musique en tant qu'elle comporte des effets positifs sur le développement de l'« intelligence émotionnelle » (R. H.), moi je dirais « l'intelligence du cœur », car ceux qui connaissent Remi savent qu'il en est doué. Il réfléchit aussi sur ce que peut apporter la musique quant à la gestion du temps et le sens à donner à toute action. Je renvoie alors au Manager musicien (2007 et 2008), ou, pour ce qui concerne l'apport des philosophes, à Celui qui dirige : voyage dans le temps auprès des grands penseurs (2004). Vous pourrez apprécier les idées neuves et à contre-pied de Remi dans deux autres essais, intitulés 7 puis 8 qualités pour diriger autrement, respectivement de 2003 et de 2006, tous ces ouvrages étant publiés chez Eyrolles.

Quant à sa production romanesque, elle compte quatre romans, échelonnés exactement sur 20 ans. Remi dit que l'écriture le relie à la vie et aux autres, je dirais aussi à lui-même. Il y consacre, comme à la musique, une grande part de son temps, presque tous les jours, elle donne du sens, dit-il, à son existence. Citons ces quatre titres, le quatrième allant nous occuper plus particulièrement ce soir : d'abord, il y a L'ombre de Laure, paru en 1989 chez Denoël et salué alors par la critique, et qui est l'un de mes préférés : ce livre entretient des liens avec le dernier roman, celui de ce soir, donc, Le cygne de Saigon. L'ombre de Laure raconte en effet l'histoire de Jean, un coopérant à Vientiane, la capitale du Laos, entre 1973 et 1975, qui rentre en France après les événements que l'on sait et se sépare de sa femme, qu'il n'a pas su conserver, abattu qu'il était par l'inutilité de son travail d'humanitaire en Asie du Sud-Est, et la dépression qui s'en est suivie. On trouve ici bien des échos au Cygne de Saigon, même des personnages communs aux deux histoires – évidemment en partie autobiographique –, dont Haniba, le serviteur indien, voire certaines critiques de l'incurie des hommes, même si jamais les textes ne se répètent, je tiens à le dire. Le roman s'achève, dans la partie justement nommée « L'aube », par une renaissance, fragile mais réelle, à la vie. On quitte, pour moi, l'ombre de « mort » pour un nouveau départ vers la vie.

Le second roman a pour titre Le voyage à Leningrad et il est paru en 1993 chez Jean-Claude Lattès. C'est un « roman russe », si je puis dire, qui raconte les destins croisés d'une jeune Russe émigrée, d'un professeur d'économie à Nanterre et d'un ancien du Viet-Nam (pays clé de la cartographie romanesque de Remi) devenu jazzman. Musique, à nouveau, et voyages, découvertes de l'autre, en route vers Leningrad, ville objet du souvenir, ou vers l'Île des Monts-Déserts, résidence de Marguerite Yourcenar aux Etats-Unis et figure tutélaire, je pense, de Remi, avec qui il partage bien des attitudes esthétiques et des inquiétudes éthiques, en passant par bien d'autres contrées et en faisant bien des rencontres mémorables.

Le troisième opus, c'est Mourir à Grenade, paru en en 2006 aux éditions du Petit-Pavé, pour lequel j'ai une tendresse particulière. Plane sur ce roman, dans le titre, le magnifique film Mourir à Madrid de Frédéric Rossif (1963) et, surtout, l'ombre du grand poète espagnol, mort à Grenade, précisément, Federico García Lorca, né en 1898 et assassiné par les Franquistes en 1936, soit soixante-dix ans avant la parution de ce roman. Il le cite souvent dans de belles traductions de poèmes lorquiens. Ce roman raconte le retour en Espagne, après la mort de Franco, d'Enrique (Eric, en espagnol, comme le protagoniste du Cygne de Saigon), soit à la même époque que la plupart des romans de Remi, c'est-à-dire les années du milieu 70 au début des années 80, et l'époque actuelle. D'ailleurs, les dates et les lieux sont souvent donnés pour inscrire le récit dans le réel et ses circonstances. On y lit ses rencontres, l'une avec Juan (Jean, en espagnol, comme le protagoniste de L'ombre de Laure), jeune aristocrate avec lequel le héros développe une relation quasi paternelle, l'autre avec Chica, une jeune muette issue d'un milieu populaire, qui lui ouvre les yeux sur la possibilité d'une vie neuve et plus apaisée, lors de ce retour difficile à la terre natale d'Andalousie, quarante ans après un départ forcé par la guerre civile espagnole.

Si je devais dire en quelques mots, pour conclure cette brève présentation, ce qui relie pour moi les quatre romans de Remi, car il y a une grande cohérence dans tous ses livres – et dans ses essais, aussi, on le devine –, c'est la préoccupation pour l'autre, l'élan vers l'autre, pour enrichir sa propre vie, une sorte d'humanisme qui n'a pas de couleur politique (chaque camp en prend pour son grade), ni religieuse : ses personnages, quand ils parlent de Dieu, semblent, selon moi, plutôt agnostiques. Au-delà des clefs autobiographiques assez évidentes, mais qui ne doivent pas intéresser le lecteur plus que cela, c'est plutôt la transmutation de ce terreau vital biographique en littérature qui est passionnant : on voit l'importance de l'Histoire comme cadre du destin des personnages et des peuples en souffrance, qui pèse sur eux, une gangue dont ils ont du mal à s'extraire, sinon par ce que l'on appelle la résistance ; on voit aussi le rôle de la culture, de l'art (littérature, musique, peinture, avec l'Américain Rothko, par exemple, que je cite parce que je l'aime beaucoup), l'art qui est là pour éviter de « mourir de la vérité », comme disait Nietzsche.

L'importance poétique et vitale accordée aux moments de contemplation, extrêmement sensorielle et sensuelle, avant que d'être seulement une « pensée », est marquante dans toute la production du romancier, que cette contemplation soit celle de la nature ou d'une œuvre d'art. Mais aussi, donc, ressort la présence de l'altérité : au hasard des rencontres, des voyages, au hasard des migrations ou des exils, parfois, l'autre apporte sa richesse, sa différence, irréductible à une étiquette, à un clan ou à une chapelle, ce qu'ont en horreur les héros de Remi, qui se montrent alors sans concession avec les pantins de toutes les intelligentsias idéologiques ou sectaires, comme avec l'hypocrisie, la « pause » ou le politiquement correct qui sévissent aujourd'hui. Ces rencontres, avec l'autre, mais aussi avec soi-même, au prix d'une confrontation douloureuse avec le miroir, le miroir de l'âme, font vaciller les identités (l'une des questions-clé de Remi), font traverser âprement des pays qui sont aussi intérieurs. Ils entraînent les doubles de papier de Remi jusqu'au bout de la nuit, vers une aurore provisoirement apaisée par la beauté de l'art et du monde. Le vide et le gouffre une fois cernés et caressés, la renaissance est peut-être possible, dans la pudeur d'un style classique, mais riche de trouvailles d'écriture incessantes, notamment dans la peinture des paysages, des villes, où « les parfums, les couleurs et les sons se répondent « Ch. Baudelaire).

Le regard est franc, lucide et sensible, jamais pédant dans sa culture pourtant grande. Les protagonistes des romans de Remi ont, malgré leurs doutes, sur eux-mêmes et sur leur monde-prison, l'optimisme de la volonté, de la résistance et ne se résignent jamais. L'éthique de l'écrivain du Cygne de Saigon est pour moi celle d'un « honnête homme » du XXIème siècle, à n'en pas douter, et ses romans répondent, selon moi, à la définition que donne Jean d'Ormesson de la littérature : « c'est du chagrin, dominé par la grammaire ».

Emmanuel Le Vagueresse

Décembre 2009.