Evgeni Koroliov à Paris

 
 

Evgeni Koroliov est un pianiste hors du temps et de l’espace. Nous nous évadons à travers lui, il nous transporte dans un autre monde, le sien, grâce à une palette riche en sonorités profondes, en touches flottantes, en silences vaporeux. Son jeu fluide et cependant structuré, sa réserve pensive qui le fait se retrancher derrière les sons pour nous livrer l’œuvre elle-même, sa capacité à susciter l’écoute nous le rendent attachant, car attentif à libérer nos émotions, avant d’extérioriser les siennes. Dans les Variations en fa mineur de Joseph Haydn (Hob. XVII,6), l’artiste russe ne donne pas encore sa pleine mesure. Sans doute est-il contraint par un instrument à la sonorité assez dure, car ne nous y trompons pas : avec ses floraisons de notes arpégées, ses transformations insolites, ses moments d’intense mélancolie y compris dans la conclusion même, l’œuvre est d’esprit préromantique plus que classique, en tous cas bien éloignée de l’image de paisible père de famille dans laquelle certains se plaisent encore à cantonner Haydn. De même, sa version de la Sonate n°28 en la majeur (opus 101) de Beethoven est-elle d’une beauté sérieuse, parfois un peu froide. Il est vrai que cette œuvre dense, de facture très classique, pose à l’instrumentiste, parfois à l’insu de l’auditeur qui ne pratiquerait pas le piano, de redoutables problèmes, notamment dans l’Allegro ma non troppo, amplement fourni en passages fugués. Koroliov étant un maître de l’art debussyste, il ne faut guère s’étonner que son interprétation des Préludes pour piano, de Claude Debussy, soit délicate, voire tout simplement somptueuse. Evocations neigeuses, andalousisme ardent, rythmes dansants, ambiance de fête, silences poétiques sont exactement rendus, jusqu’à l’apothéose des Feux d’artifice, avec ses gerbes de notes et sa brève Marseillaise, en version inédite. De même est-il souverain dans la Sonate n°2 en ré mineur de Serge Prokofiev, imposant monument en huit mouvements qu’il nous fait visiter comme s’il était chez lui. L'ouvrage, romantique et moderne à la fois, requiert puissance et sensibilité, vigueur dans l’Allegro initial, si rythmé, émotion dans le Scherzo, partie la plus personnelle de l’œuvre. Non seulement Evgeni Koroliov maîtrise son sujet, mais, bien au delà, il joue du piano en artiste subtil, profond et inspiré, qui sait transporter et toucher l’auditeur. Du grand art…