Continuer à aider l' Afrique.

 
 

Depuis quarante ans, j’ai pu me rendre dans divers pays africains pour y effectuer des missions d’assistance technique. L'heure du bilan a (presque) sonné. Non pas le mien propre : il revient aux autres de le faire, mais celui de l’aide au développement. La question est : Faut-il continuer à aider l’Afrique ?

Commençons par les « donneurs ». Ils sont nombreux, à telle enseigne que les programmes d’aide se déroulent dans une cacophonie entretenue à la fois par les bailleurs de fonds qui ne coopèrent pas entre eux et les pays receveurs qui multiplient de façon intéressée les sources d’aide afin de faire monter les enchères. Ce « bazar organisé » fonctionne de la sorte depuis quarante ans au gré des jeux d’influence et des lâchetés politiques.

Tout imparfait qu’il soit, le « bazar » doit rester ouvert. Il permet malgré tout de faire avancer les choses. Le pire serait de tout arrêter. Que veut-on ? Encore plus de chaos ? Encore plus de conflits et de pauvreté ? Moins de développement ? Les pays bailleurs de fonds, certes, ne sont pas des anges, ils représentent des intérêts nationaux et trouvent avantage à faire flotter haut leur étendard. Cela a commencé bien avant la colonisation et s’est poursuivi bien après. Les organisations internationales sont réputées lourdes, bureaucratiques, tatillonnes. Leurs fonctionnaires semblent il est vrai plus préoccupés par l’avancement de leur carrière que par le progrès des peuples et leur bien-être. Mais tous ces acteurs doivent demeurer et même se renforcer. La Banque Mondiale est traditionnellement l’objet d’âpres critiques, en particulier de la part de ceux qui ne connaissent rien de son action et la confondent avec celle du FMI ! Pour éclairer leur lanterne, disons que son approche du développement a évolué au fil des années. Elles construit moins de routes et d’infrastructures. Elle se préoccupe plus de gouvernance et de renforcement des administrations. Qui pourrait valablement critiquer une telle orientation ? Les pays du Nord ne sont-ils pas eux-mêmes engagés dans un processus identique de réforme administrative ?

Se pose ensuite la question des « experts ». Les bailleurs de fonds ne s’engagent pas en général dans un travail opérationnel mais « font faire ». Parmi les consultants envoyés sur le terrain, certains font leur métier avec modestie et un sens minimum de l’écoute. D’autres, pétris de science infuse, savent ce qu’il convient de faire avant même d’arriver dans le pays ; ils le font savoir sur un ton arrogant et mourront bardés de leurs certitudes. Paix à leur âme.

J’ai essayé pour ma part de me ranger dans la première catégorie. Toutefois, je n’ignore pas mon travers : celui d’une certaine impatience à faire avancer les choses qui me conduit parfois à mettre trop de pression sur mes interlocuteurs. Il est difficile de changer. Et pardon à mes amis africains de ne pas avoir pu répondre à toutes leurs attentes; nous autres, hommes du Nord, sommes parfois perçus par eux comme des magiciens ou des experts omniscients, ce qui est loin d’être toujours le cas.

Je n’oublie pas les ONG. Elles font partie du paysage de l’aide urgente et à plus long terme. Ce sont des acteurs utiles mais leur médiatisation et la sympathie dont elles jouissent dans l’opinion occultent leur impact réel et… leurs défauts. La logistique des opérations d’urgence est sans doute à revoir complètement : Au lieu d’envoyer à grands frais de l’aide achetée dans les pays du Nord, il serait préférable, dans certains pays, « d’acheter local ». Ce serait plus pratique et répondrait mieux aux besoins réels des populations. Quant aux actions de développement, il faudrait peut-être - je suis conscient de jeter là un pavé dans la mare - que les ONG se souviennent qu’elles interviennent dans des Etats, dotés de gouvernements responsables en dernier ressort des priorités ; autrement dit, qu’elles n’ont pas à s’installer où bon leur semble pour faire ce qu’elles veulent, sans aucune transparence. La santé, l’éducation, la nutrition, l’adduction d’eau ressortent de politiques publiques auxquelles les ONG, acteurs privés, doivent se conformer. Le droit d’ingérence dont elles se prévalent doit être assorti de devoirs d’information et de concertation.

Viennent, last but not least, les pays eux-mêmes. Chacun connaît le grand air de la corruption entonné par les afro-pessimistes de tous bords. « N’aidons plus, chantent-ils, cela ne sert à rien »…Que leur répondre ? Bien sûr, la grande corruption consistant à détourner biens et fonds publics, à faire embaucher dans l’administration des fils de famille ou des « clients » qui n’ont rien à y faire, est inacceptable. Et la petite corruption, celle qui permet d’arrondir des salaires de misère ou celle qui met de l’huile dans les rouages pour obtenir plus rapidement un service ou un avantage ? Disons le franchement : elle est quasiment impossible à éradiquer. Elle agit comme un lubrifiant. Chacun fait en sorte que la situation tourne à son avantage. Les postures morales n’y changeront rien.

Et puis tout cela commence à bien faire. Qui sont ceux qui s’érigent en justiciers ? Certains de ces « bons esprits » ne connaissent même pas l’Afrique ou ne la perçoivent qu’au travers de la télévision ou les livres. Ils parlent des Africains comme d’une entité unique, vouée à l’échec et aux turpitudes avec des phrases définitives du genre « C’est çà l’Afrique ! ». Drapés dans leur vertu, les pays riches se croient légitimes à critiquer les pays du Sud. C’est bien connu : Dans les pays du Nord, tout n’est qu’ordre et harmonie. Tout y est transparent, public, équitable. Ils ignorent le copinage, les inégalités, les groupes de pression. Trêve de billevesées : le jugement moral porté par le Nord sur le Sud est nul et non avenu. C’est l’histoire biblique de la paille et de la poutre. Nous serions bien inspirés de balayer devant nos portes.

Et puis au sein des élites africaines, il existe, je l’affirme, des hommes et des femmes travailleurs et intègres. Que les contempteurs et autres connaisseurs auto-proclamés aillent faire un tour en Afrique, ils verront qu’il y existe aussi des fonctionnaires impliqués et compétents …Beaucoup sont brillants et feraient rougir quelques uns de nos énarques endormis sur leurs lauriers et végétant dans leurs administrations. Et puis en Afrique, au moins, on parle encore un français impeccable et on va travailler en costume et cravate, rasé de près et non pas la chemise ouverte avec une barbe de trois jours…

Certes, l’aide coûte cher à nos contribuables. Mais le co-développement qu’elle permet d’amorcer vaut mieux que les flux migratoires incontrôlés. Dans leur immense majorité, les Africains préfèrent rester au pays. Ils savent bien que les pays du Nord ne leur feront aucun cadeau et que la route de l’intégration est plus que jamais incertaine. C’est pourquoi mieux vaut leur donner leur chance sur place et non pas à des milliers de kilomètres de leurs villes et de leurs campagnes.

Alors, je dis : Oui, il faut continuer à aider l’Afrique ! Nous n’avons pas le choix et ce n’est pas nécessairement de l’argent jeté par les fenêtres. Ceci dit, tous les acteurs de l’aide doivent examiner leur rôle et réagir. Puisse la recherche de l’efficacité ne pas être occultée par les considérations idéologiques, les préoccupations égo-centriques et les appétits financiers.